Il y a trois sortes d’hommes: les vivants, les morts, et ceux qui vont sur la mer.

Mais dans quoi me suis-je embarqué ?
4000 kilomètres, et à la voile, c’est plus que ma balade au Vietnam en moto, et vue l’état de fatigue dans lequel cela m’avait laissé… Il faut savoir qu’en bateau, une vitesse de 12 kilomètres par heure est une honorable moyenne, alors 4000 kilomètres…. !
Oui, mais le bateau ce n’est pas pareil me direz-vous, on en revient aux besoins primaires, le bateau fait le boulot et nous on mange, on dort, on lit, on grignote, on bouquine, on fait une sieste, on dort, encore, et puis on mange… le rêve quoi !
Si en plus vous ajoutez que pour « l’image et le romantisme » j’ai toujours rêvé de déménager à la voile, de partir sur fond de soleil couchant… je ne pouvais que dire oui à cette grande traversée !

Las, de départ mouchoirs au vent, nous n’eûmes que des douaniers, tampons dégainés, s’assurant que nous quittions les eaux territoriales sitôt l’inspection faite.
Pour le soleil couchant, à 10 h 30, nous en étions loin, quant à la belle brise nous permettant de hisser toutes nos voiles et de gonfler nos cœurs d’orgueil (je vous l’ai dit, rêveur le type !), nous nous contentâmes d’une monumentale pétole nous obligeant à faire rugir notre moteur.

Le programme ? simple :
Cap à l’est pendant 4000 kilomètres puis on tourne à gauche, plein Nord, pour les 500 prochaines bornes, et hop, nous voici arrivés !
Une idée de la destination ? Devinez, regardez sur une carte ou alors lisez moi jusqu’au bout !

L’équipage ?
–Peter, le capitaine et propriétaire du bateau, 71 ans, retraité, chenapan ayant bien compris que l’hiver, plus on est proche de l’équateur, mieux c’est !
–Max, un franco kiwi avec qui j’ai vécu en colocation, ingénieur des fluides ayant troqué les écoulements dynamiques des frigos pour ceux des bateaux, de préférences en bois !
–Tamariki, la belle, 15 tonnes, 45 pieds, toute de bois vêtue, quille longue, gréée en ketch, construite par Peter en 1985 et piaffant d’impatience de faire un tour dans le Pacifique.
–George, notre repère dans le noir, celui qui fera le sale boulot et jamais ne s’en plaindra, notre bien aimé pilote automatique !
–Mildred, elle en aura fait des tours celle-là, à en perdre la tête. Voici notre belle éolienne, assurant à Gorges sa ration quotidienne d’énergie.
–Marguerite, notre BLU, radio grandes ondes, alliée a un modem Pactor, elle sera notre lien avec le monde, notre augure, celle qui nous permettra de recevoir des fichiers Grib (fichiers météorologiques). Néanmoins il faudra être patient, la belle est récalcitrante, jalouse et peu pressée. Intransigeante en matière d’ondes électromagnétiques, oubliez Mildred, le frigo, George et même l’alternateur, c’est une maitresse exigeante. Quant à sa vitesse, 200 bytes par minute, soyez patient. (Temps de réception d’un courriel, 4 à 5 minutes par beau temps, 20 à 30 minutes dans la tourmente, et encore, il faut que la connexion s’établisse !)
–Donatien, moi-même, votre serviteur, qui essaye de retrouver ses mots, un an que je ne vous ai pas écrit, il me fallait bien une aventure de cet acabit pour me pousser à reprendre le clavier.

route voile

Mesdames, Messieurs, êtes-vous prêts ?
Alors embarquons !

Les premiers jours :
Waouh, elle n’est pas passée loin celle-là ! Tout autour de nous ce n’est que montagnes et cratères, arêtes et canyons, vaillamment, George, notre pilote essaye de nous tirer de là. Dans ce paysage mouvant ce n’est pas facile, chapeau bas bonhomme, tu t’en sors bien !
Quant à nous, nous contemplons hagards ces gigantesques vagues nous passer devant, à coté et par en dessous. Tant que ce n’est pas au-dessus ça va, on touche du bois.

Il n’en reste pas moins que ces collines mouvantes sont impressionnantes, c’est la troisième dépression que nous longeons, nous devrions être habitué… mais s’habitue-t-on à ça ?
À flotter sur les flots, impuissants, balloté de vague en vague, surfer sur des pistes noires et escalader des pitons rocheux à mains nues, je ne sais pas.
Nous sommes toujours dans la bonne direction, nous filons nos sept nœuds de moyenne, alors soyons pragmatiques et détendons-nous !
Pour être honnête avec vous, ces premiers jours nous n’osèrent même pas prendre la barre. Je pourrais nous trouver des circonstances atténuantes, un bateau inconnu, nous ne savions pas comment il réagissait, des vagues plus grandes que notre imaginaire… la liste est longue, la réalité est, elle, bien plus simple, nous étions prostrés, abasourdis par le déchaînement de violence autour de nous, oserais-je le dire, parfois même, apeurés ! Nous nous contentions donc d’être les spectateurs de cette chevauchée homérique !

Qu’avons-nous fait pendant ces quelques jours de tempêtes ?
Rien, enfin si, nous avons rigolé, nous avons ri à nous en faire mal aux abdominaux, nous n’avons fait que ça, rire et rire encore, que voulez-vous, c’était nerveux, il fallait bien que ça sorte, il fallait bien garder l’esprit clair, et surtout, surtout ne pas regarder la prochaine vague, merde trop tard, vite une blague !

Les quarts de nuits ?
Qu’en pensez-vous ? Quand une vague se fracasse sur le bimini et nous fait sursauter car nous ne l’avions pas vu, quand le bateau part dans une folle embardée et que la seule chose à laquelle nous pouvons nous raccrocher est l’écume sous nos pieds. Je vous le dis, le chat qui sommeille en nous a passé un sale quart d’heure
Changement de quart, descendre dans le ventre du bateau, être brassé et secoué en tout sens, enlever son gilet de sauvetage, son ciré, ses couches thermiques, chanceler jusqu’à son duvet, mettre en place la bâche antiroulis puis finalement se lover dedans, à la recherche d’un peu de calme, d’une accalmie. Fermer les yeux, garder son dernier repas, important ça, garder son repas dans son estomac est primordial. Ce n’est pas que vomir en tant que tel serait embêtant, mais sortir sur le pont, se rééquiper en conséquence, voilà qui pour le coup est décourageant.
Alors, secoué dans ma bannette je cherche le sommeil, m’amusant à me demander où est le sol et si ce que j’aperçois par le hublot est-ce le ciel ou la mer…
Soudain un “shiiiiiit” retentissant, noir !

Maelstrom d’écumes et de vents, bruits assourdissants, bateau à plat, les mats doivent caresser la crête des vagues, l’eau ruisselle à l’intérieur (tiens, les hublots ne sont pas étanches, dommage), la vague a déferlée en plein sur le bateau, violemment. Le bruit en est encore assourdissant.
Puis tout se redresse, doucement, le bateau repart.
Nous retrouvons Max, dans le cockpit, une vague gravée au fond des prunelles, indélébile.
Aux grands maux les grands remèdes, la tablette de chocolat ne fera pas 10 minutes !

Jour, le soleil se lève, enfin. Nous avons survécu.

Quelques jours plus tard :
Une nuit d’encre, nous filons au ras des flots, la mer et la nuit se confondent, toutes deux d’un noir obscur, impénétrable.
L’anémomètre, s’envole et s’affole, 20 nœuds, 30, 40, nous nous élançons dans de folles échappées. Le bateau vibre et rebondit, s’élance et s’ébroue, cheval sauvage sur la plaine. Mais justement, la plaine est plate et ici nous jouons dans les cratères !
Sans aucun repère visuel il est dur de savoir où nous allons, si ce n’est à l’Est, toujours plus à l’Est, là où le soleil se lève, vite hâtons-nous vers la fin de cette nuit !
Je n’ai pas encore tranché, ces quarts de nuits sont-ils grisants ou terrifiants ?
Dur d’y trouver une réponse, oubliée la vue, ce sens si rassurant, dans ce paysage auditif ou seul notre oreille nous guide, dessine un paysage sonore, de vagues qui cassent et de vent qui mugit dans la mature…
Quand des étoiles apparaissent, éparses, dessinent d’éphémères constellations dans notre sillage. Ça y est, je respire, j’y vois à nouveau.
4 jours que ça durait, je n’en pouvais plus !
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Un peu de rouge pour pimenter les choses :
Une tâche qui fuse, arc en ciel, à droite, à gauche, louvoyant dans notre sillage, jouant de ses reflets avec le soleil et se maintenant à notre vitesse, tachant de se faire oublier. C’est pour ça que la ligne reste au fond, ça doit être un gros, nerveux et musclé, c’est presque trop facile de le remonter, il essaye de nous devancer, de s’échapper.
Ça y est, il a compris, il se débat, il ne veut pas sortir de l’eau, c’est là qu’il vit. Alors nous nous y mettons à deux, centimètre par centimètre, nous le halons toujours plus près du bateau. Belle bête, doit bien faire dans les 10 kilos. Ça tombe bien, nous voulions de la nourriture fraiche.
Mais il faut encore le ramener à bord, un crochet bien aiguisé, une ultime traction et voilà que notre pont devient carmin.
Il veut vivre, se débat et s’agite. La vie qui vibre en lui s’échappe sur le pont, à gros bouillon, lézarde nos visages et le bastingage, on dirait du Pollock.
Enfin il s’éteint et meurt, le voici, un beau thon albacore (albacore, vous ne connaissez pas ? moi non plus d’ailleurs, on m’a appris, ils ont des fentes le long du corps, pour pouvoir y glisser leurs nageoires, l’hydrodynamisme fait perfection !) une dizaine de kilos de chair, nous en aurons pour quelques jours à ne manger que du thon.
C’est fini, nous remontons la ligne, un poisson de péché, cela nous suffit.
Il nous faudra maintenant inventer et créer des recettes de toutes pièces pour ne pas s’en lasser, car au menu des prochains jours : thon, thon et thon !
thon

Un peu de calme, ça n’a jamais fait de mal :
Petole ! (Merde en vieux français) pas de vent, l’anticyclone est là et nous rassure à grands coups d’hectopascals, le baromètre s’envole, 1022 !
La mer est lisse, nous filons 6 nœuds au moteur.
Nous exultons, enfin un peu de calme, l’occasion d’une douche, la première. De se prélasser au soleil et surtout de se reposer, nous en avons besoin. Lecture sur le pont, bain de soleil, pain frais cuit au four, diantre, que la vie est dure !

Malheureusement, quand le vent tombe, l’attention se relâche :
23 : 30, sous gennaker (grande voile d’avant d’un fort léger grammage), nous filons sur une belle mer à la houle régulière, bientôt la fin de mon quart.
Quand une rafale passe, merde, je ne l’avais pas vu celle-là, voilà que nous partons au tas, le bateau accélère, nous gitons comme des malpropres.
Évidemment, naviguer de nuit sur un ketch avec deux gennakers, (qui a dit imprudent ?!) ça en fait de la toile, un peu trop d’ailleurs. Et côté adaptation aux sursauts du vent, ce n’est pas très finaud… Mais la météo avait dit 5 nœuds toute la nuit… Depuis quand l’écoutons-nous, aveuglément qui plus est ?!
Un grand bruit, Shrpouuuu, j’entends la voile qui faseye, j’imagine que la sécurité que nous avions mise sur l’écoute du geenaker de misaine vient de sauter, moins de pression dans la voile, c’est bon ça, le bateau se redresse, j’abats, on ralentit et se stabilise. Tout va bien, quoi que, la voile faseye violement et fait un vacarme de tous les diables.
On s’équipe, cirés et gilets, il nous faut aller sur le pont pour affaler et changer les voiles, ça serait dommage de les abimer davantage.
Un coup de projecteur pour nous éclairer :
“ah, ce n’est pas la misaine qui faseye, elle vole haut, certes, mais elle est bien gonflée, un coup d’œil par en dessous.
Damned, c’est le drame, de haut en bas, de droite à gauche, ce n’est plus un, mais des lambeaux de voile que nous avons.”
Il est minuit, paix a son âme, nous avons perdu notre plus belle voile, plus de MPS (Multi Purpose Sail, ou voile à tout faire)

En quelques chiffres ?
2200 Miles Nautiques ( 1 mile nautique valant 1852 mètres)
2 bouteilles de rhum
350 litres de fuel soit 4 jours et 23 heures de moteur.
4 grande dépressions à  longer au nord
7 tablettes de chocolat (noir !)
3 litres d’huile d’olive
1 kilo de beurre
6 mètres de creux et 40 nœuds de vents
3 dauphins
1 voile déchirée
Un nombre incalculables de vagues
12 nœuds, la vitesse d’un surf sur une déferlante
21 quarts de nuit de 3 heures par personne, exténuant, surtout les nuits où nous etions de double quart !
3 jours de cuisine pour pouvoir préparer une quinzaine de repas que nous congèlerons avant le départ
1 albatros se servant de notre bateau comme point de repère, nous tournant autour jour après jour.
1 saut dans le temps, de +12 heures à -12 heures GMT
1 thon pêché
16 jours, 22 heures et 50 minutes entre le temps où nous quittèrent le ponton en Nouvelle Zélande et celui où nous jetterons l’ancre à Raivavae.

 

Raivavae, d’ailleurs, parlons en :
Terre, Terre, Terre, elle est là, devant nous, en vue ! Quelle excitation !
Presque 17 jours quand les bateaux que nous croiserons nous diront en avoir mis 23. Nous avons été efficaces, chanceux peut-être, heureux assurément.

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Il est dur de décrire les moments que nous avons vécus, les sentiments traversés.
Une seule certitude, si le cabotage est plus sympathique, une traversée de ce genre est un souvenir impérissable !
J’embarquerais bien pour l’autre moitié de l’océan, Polynésie, ile de Pâques, Ushuaia…
Et pourquoi le faire ? Pourquoi partir dans une aventure de ce genre ? Dans ce genre de danger ?

Peut-être parce que les Étoiles sont plus belles en mer,
Peut-être parce que c’est un des derniers endroits où l’on peut être tranquille, hors du temps, entre deux points et deux espaces, ni parti ni arrivé,
peut-être simplement parce que la mer est gratuite, parce qu’on le peut,
encore…
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Une réflexion sur “Il y a trois sortes d’hommes: les vivants, les morts, et ceux qui vont sur la mer.

  1. Pierre-etienne ROCHEFORT

    Wha c’est beau Doudou tout ce que tu as écrit ! Bon plus de peur que de mal sinon pour les vagues et la voile… Amuse toi bien sur l’ile d’arrivée ah ah !

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